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A bord d'un navire tel que la demeure de Grey Ier, roi du blé, quelqu'un veille en permanence. De nuit comme de jour, le système de sécurité est contrôlé.
Deux malabars, style mamelouks de Napoléon, répondent à notre coup de sonnette. Salut les copains !
Nous nous faisons connaître. Ils abaissent le pont-levis (à Tel-Aviv, c'est le pont Lévy).
Je demande à parler d'urgence à l'intendant. On va le quérir.
Cheveux taillés en brosse, lunettes de clown, pommettes correctement scotchées. Il porte un peignoir grand siècle et le bras en écharpe (accident de Johnny Walker survenu dans l'escalier de la cave). Il garde la chambre. Cela explique pourquoi je ne l'avais pas encore retapissé.
Ce personnage ajoute à l'insolite de l'endroit. Je lui raconte les ultimes péripéties, à savoir l'enlèvement puis l'accident fatal de la Veuve Joyeuse.
Il ne cherche pas à dissimuler son chagrin.
- Elle est morte, cette foutue bougresse ! s'écrie-t-il avec un rire aussi large que la chaglatte de Berthe Bérurier au plus fort d'une passion tellurique.
- Avez-vous un commencement de début d'idée à propos de ses ravisseurs ? l'endigué-je.
- Pas le moindre ! Mais depuis sa naissance, elle n'a cessé d'augmenter le nombre de ses ennemis ! Sitôt qu'on la connaissait, on se mettait à la haïr : c'était la malfaisance et le vice personnifiés !
- A ce point ?
- Non : plus ! Les mots ne suffisent pas pour la raconter. Messieurs, me permettez-vous de célébrer dignement l'événement ? Nous avons quelques bouteilles de whisky noir, pour les grandes occasions : du Lok Dhu. Qui saurait nous empêcher d'en vider une en cette soirée d'exception ?
***
Une telle apologie aurait raison des plus grandes peines. Nous nous consolâmes donc promptement du décès de la dame. Bérurier s'endormit comme une fausse souche, le whisky, contrairement au picrate, ayant sur sa personne des effets soporifiques.
A pareille heure, quand on vient de vivre des aventures de ce calibre, la fatigue terrasse aisément son homme, c'est pourquoi Jérémie eut bien vite le menton sur la cage thoracique, lui aussi. Je profitai de mon tête-à-tête avec Sancha Panço pour lui tirer les vers du nez. L'ambiance portait aux confidences. Mi-Texan, mi-Mexicain, cet homme, grassement payé, je gage (je devrais écrire je gages), en avait lourdingue dans le sac à dos. Maintenant, privé de ses employeurs, il s'éclate comme une marmite norvégienne dont la soupape ne fonctionne plus.
Je l'accouche sans forceps. Lui fais tout dire sur les protagonistes que je prends l'un après les autres.
David Grey ? Un drôle de corps, terriblement lunatique. Te filait une gratification inattendue, sans raison apparente, ou te faisait suer la bitoune jusqu'à ce que t'en viennent les larmes aux yeux.
Ses affaires ? Énormes ! Le soleil ne se couchait jamais sur son compte en banque. Roi du blé, certes. Et de bien d'autres choses aussi.
D'étranges gens fréquentaient cette maison. Des mecs venus d'un peu partout et d'ailleurs, aux physionomies souvent peu crédibles. Le père David devait se goinfrer à des tas de râteliers.
Son comportement affectif ? Il adorait sa fille unique bien qu'il l'eût tenue éloignée dans des pensions coûteuses. Ne savait rien lui refuser. Il était séparé de la mère Dolores, mais elle s'abattait parfois sur la résidence où il lui arrivait de passer plusieurs jours avec son pommadin et son découillé. Périodes de cauchemar pour le personnel.
Sa conviction profonde, à l'ami Sancha, c'est qu'ils avaient un cadavre dans le placard, son époux et elle. Un de ces secrets pestilentiels qui unissent deux êtres à jamais.
Miss Pamela ? Plutôt sympa ; d'une nature farouche. De toute évidence, elle détestait cette demeure, y venait le moins possible, paraissait ne pas faire cas des garçons. Par contre, le gros Sancha suppose qu'elle allait à la broute avec sa copine Elnora. Elles avaient une façon de s'embrasser à pleine bouche qui laissait peu de doute sur la nature de leurs relations. L'intendant croyait dur comme fer que les deux filles étaient en ménage.
Mais l'être qu'il abhorrait entre tous c'était Los Hamouel, le collaborateur de Grey. Son âme damnée (plus damnée qu'âme, précise-t-il). L'ordure faite homme ! Capable de tout et du pire !
Panço l'a vu battre un chien à mort parce qu'il l'avait mordu au talon. Il frappait les femmes de service ou déchargeait sur leurs vêtements, entre deux portes. Il écumait les fournisseurs, se faisant donner des bakchiches, sous peine de leur retirer la clientèle de Grey. Son patron ne pouvait ignorer de telles pratiques. Si le vieux fermait les yeux, c'était parce que le vilain le « tenait ». L'intendant avait vite compris que, pour conserver sa place, il devait composer avec lui.
A présent, tout ce joli monde était anéanti. Certes, il lui fallait chercher une autre situation, mais ce qu'il perdrait en revenus, il le compenserait en tranquillité d'esprit.
En l'écoutant, je songeais que cette citadelle à la gomme ressemblait à un nid de frelons, prêts à fondre sur l'intrus qui en troublerait les magouilles. Tu parles d'un repaire, Prosper !
De tout ça, nous discutons, l'acoolo-au-bras-nazé et moi. Il est joyce d'avoir dégauchi un terlocuteur de qualité (t'inquiète pas : je prends des médicaments contre les accès de vanité purulente). Comme nous voilà, on va jacter la nuit complète, c'est couru.
J'essaie d'apprendre la nature des affaires marginalo-grenouilleuses auxquelles David consacrait une partie de ses activités. Le MexicanoRicain pense qu'il s'agit de blanchiment d'osier, et de came en provenance du Venezuela. Sachant que les gens peu curieux vivent plus longtemps que les autres, il ne voulait pas en connaître davantage.
Je le branche sur l'enlèvement de la Dolores pendant le dîner, opéré par de faux policiers. Là, il entrevoit une lueur, le biberonneur. D'après lui, les individus bizarres qui fréquentaient cette maison, apprenant la mort tragique de Grey, se sont assurés de sa rombiasse afin de pouvoir poursuivre leurs combines avec l'héritière. Mais c'est une simple suggestion de sa part.
J'extrais de ma pocket le porte-brèmes ravissé au chauffeur de la Cadillac. J'y dégauchis des pièces identitaires au nom d'Adamo Corvado, sujet brésilien, demeurant 1024 Texas Street à Miami.
Intéressant, de posséder le nom et l'adresse de l'un des foies-blancs ravisseurs de Mémère. Je demande à l'intendant s'il connaît ce monsieur au faciès aussi avenant que celui d'un crotale auquel on vide la glande venimeuse.
Il regarde la binette du défunt et se rappelle l'avoir vu à plusieurs reprises au domaine, mais en qualité de subalterne (très terne) : chauffeur, bagagiste. Un de ces hommes qui marchent toujours sans jamais avancer, dirait le plus beau pair de burnes de la littérature besançonnaise.
- Qui escortait-il ? insisté-je.
Mon camarade de blabla réfléchit.
- Le croque-mort.
- Pardon ?
- J'ai donné ce surnom à un homme qui vient ici de temps à autre. En fait, il ressemble davantage à un cadavre qu'à ceux qui les enterrent. Imaginez un long bonhomme maigre comme un cent de clous, aux cheveux blond terne, presque blancs aux tempes. Il a la figure allongée, le nez qui n'en finit pas et lui pend jusqu'aux lèvres, pareil à une vieille bite inutile.
- Belle description, apprécié-je en connaisseur. Vous savez le nom de ce singulier personnage ?
- Il se fait appeler Mr Smith, mais je suppose qu'il s'agit d'un faux nom.
- Il était accompagné ?
- Oui, d'une femme.
- De quoi avait-elle l'air ?
- D'une religeuse anglicane. Toujours habillée de noir et coiffée d'un chapeau dont une négresse ne voudrait pas pour faire le marché. Pas fardée, les yeux comme ceux d'un mannequin de grand magasin, en plus éteints, si vous voyez ?
- Je vois. Que faisaient-ils ?
- Ils s'enfermaient dans le bureau du vieux. Los Hamouel participait souvent aux discussions.
- Quel genre de voitures utilisaient-ils ?
- Des bagnoles de maître, mais vous dire leur marque... Je ne prêtais pas grande attention à ce détail.
Nous nous taisons soudain, l'air devenant irrespirable because les louffes à répétition de Béru.
- Voulez-vous que nous passions dans le salon d'été ? propose l'unibrassiste.
Je lui suis reconnaissant de cette suggestion. Nous évacuons la pièce pour aller respirer les « dames de la nuit » qui s'évertuent dans l'ombre.
Une vasque où l'eau glouloute ingénument, sollicite nos vessies. La nuit est douce et frêle. Je repense à ma petite Antoinette. Quelle heure est-il chez nous ? M'égare en calculs. En tout cas, il fait grand jour de l'autre côté de la mare aux harengs.
- Pourrais-je téléphoner à Paris ? requêté-je à brûle-pourpoint ?
Aux States, cette question ne trouble personne.
- Naturellement, répond Sancha Panço. Prenez le poste du bar, à moins que ce soit confidentiel ?
- Ça n'a rien de confidentiel, dis-je, c'est seulement intime.
Je vais au comptoir de faux bambous en bronze qui se découpe dans le clair de lune (et non dans la lune de Claire, comme d'aucuns voudraient me faire dire, tu penses bien !).
Le biniou, luxe raffiné, est fluo. Je pianote les touches molles, le cœur battant. Des trucs se mettent à s'enclencher dans l'éther. J'attends. La divine sonnerie de « chez nous » tarde à naître. Ai-je composé trop rapidement le numéro ?
Enfin un bruit répété : « Tchlaof ! Tchlaof ! Tchlaof ! ».
Mais pas dans le combiné !
Derrière moi.
Je volte.
N'ai-je pas déjà pigé ?
Sancha Panço vient d'avoir la bouille fracassée par trois dragées grosses comme ton petit doigt. Elles ont été tirées à bord d'un tromblon de poche muni du classique silencieux. Une quetsche dans chaque œil : gênant pour lire le menu au restaurant. La troisième au beau milieu du front. Signe maçonnique cher à certains miens amis allant à la messe avec un tablier...
Je raccroche à la seconde où la voix de Félicie dit :
- Allô, j'écoute ?
Moi, à cet instant, c'est mon courage que j'écoute.
Fonce vers l'intendant.
Ses lotos crevés semblent me regarder encore.
Vais pour franchir la haie de buis taillée de manière à décrire des arabesques. M'arrête en constatant que le gros manchoteur lui tourne le dos.
Et que, par conséquent, les balles ne proviennent pas du parc, mais de la maison !